Depuis 1991, j’observe le monde, l’Afrique d’abord. Le Cameroun, Douala, sa beauté, sa violence. Ses émeutes, ses corps, riches, pauvres, affamés parfois, vivants ou morts sur les rebords, ou bien ces corps pendus sur des chemins de fer que j’observe certains matins en allant au collège.

Des corps que le décor de mon enfance en France n’imagine même pas, défilent, chaque jour, sous mes yeux d’adolescente. Je crois que c’est cette année-là, que j’ai voulu comprendre comment nous en étions tous arrivés là. Si proches. Si éloignés. Si silencieux. Si dédaigneux.

Des pneus où brûlent vifs des hommes et des femmes avec qui je ne dialoguerai jamais. De ces rencontres, cruelles, déroutantes, je ne garde en mémoire que l’odeur de leurs corps consumés.

D’un monde à l’autre

Puis viennent les guerres, et les années défilent à toute vitesse.

Je vieillis, deviens maman, mais je ne comprends toujours pas pourquoi nous en sommes tous arrivés là.

Tant pis. Peu importe. Cette question, finalement, ne compte pas. Comme me chuchoterait un ami, “c’est une question stupide, et une question stupide ça ne se pose pas”. C’est ainsi. Il faut témoigner. Montrer. Faire ce qu’on peut, tout simplement.

2014, 2015, 2017, 2019, 2022, etc.

Toutes ces années, je filme, croise, photographie des corps que les conflits et la misère brutalisent et martyrisent. Et, de toutes ces années je ne retiens qu’une chose, les regards.

C’est pourquoi j’ai fait ce choix : ne rien vous dire de tous ces corps que j’ai photographiés. C’est simplement mon ressenti que je vais vous raconter.

Peu importe d’où ils viennent, peu importe qui ils sont. Ce qui compte vraiment, c’est la souffrance qu’ils nous racontent, silencieusement.

La démocratie comme parenthèse

Le camp du bien, le camp du mal n’existent plus. La démocratie, la vraie, la belle et noble

démocratie aura été une courte parenthèse de l’histoire. Il semble bien que la folie l’ait emportée. Elle a permis aux hommes de cesser de réfléchir, elle leur a permis de remplacer la morale, la justice, la vérité, par l’indifférence à la haine.

Le camp du bien, le camp du mal n’existent plus. La démocratie, la vraie, la belle et noble

démocracie aura été une courte parenthèse de l’histoire. Il semble bien que la folie l’ait emportée. Elle a permis aux hommes de cesser de réfléchir, elle leur a permis de remplacer la morale, la justice, la vérité, par l’indifférence à la haine.

Nous suffoquons. L’air est lourd. Les communiqués d’ambassades, les déclarations des chefs d’Etat, les nouvelles alliances qui se nouent, les alliances passées qui se déchirent allègrement, pour celui qui fait l’effort de les analyser, ne laissent que peu de doutes sur l’affrontement inédit qui se prépare.

Est-il encore permis d’espérer quoi que ce soit au-delà de la guerre Mondiale ? Quelqu’un peut-il encore nous sortir de ce bourbier ? Chacun campe sur ses positions. La vie est brève, l’éternité est longue. Peut-être que rien n’a de sens. Si Dieu n’existe pas, tout est permis, disait-il. Il semblerait que tout soit permis. Et secrètement, j’espère que cela ne soit qu’un songe, celui d’une violente nuit d’été.

Pardonner, ne pas avoir l’esprit de revanche. Osons y croire, juste un instant. La Foi peut- elle encore nous sauver ?

Quelque part dans le monde : un hôpital

Une matinée, quelque part ans le monde, je suis dans un hôpital, il a les yeux baissés. Noirs. J’ignore son prénom. Il passe furtivement devant moi. Il ne me voit pas. Il ne voit plus. Il ne peut plus voir. Il en a trop vu. Instinctivement, je le photographie.

Et si c’était mon fils ?

Immédiatement, je me projette dans sa vie, ses nuits agitées, son avenir détruit. Pour qu’un monde meilleur puisse voir le jour, dit-on.

Les jours meilleurs ? Ce sont des jours de dialogue et de paix. Quelle farce.

Quelque part dans le froid : les oubliés

Hiver. Quelque part… Ce jour-là, nous avons froid. Dans le dos. Eux, plus que moi. Évidemment.

Ils quittent leur maison, très vite. Pour toujours. Des tirs, partout. Pour un monde meilleur…

Là-bas aussi. La guerre se cache dans chaque recoin du globe. Quelle farce.

Je ne dis pas un mot. Les vraies douleurs sont silencieuses. Muettes. Invisibles.

Un civil, quelque part…

Les vies se brisent. Et l’Histoire ne nous apprend plus rien. Nos regards vont se croiser. Inutile de parler la même langue pour se comprendre. Avec mes yeux je fais tout ce que je peux pour lui transmettre la certitude qu’un jour tout cela s’arrêtera.

Filmer les gens, c’est d’abord les aimer, comme ils sont. C’est ce petit truc en plus qui fait qu’on a le sentiment de faire partie d’un grand tout qui nous dépasse. Et que nous, les petits, sommes les éternelles victimes des trop grands qui se permettent tout.

 

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